You Sing a sad song just to turn it around

- Devoirs?

Milo sortit de sa léthargie. Alors que la sonnerie venait de retentir dans la faculté des Arts, les élèves rangèrent leurs affaires presque aussi vite que si un incendie s'était déclaré. Le jeune professeur, lui, était à son bureau et les observait s'affoler, malgré son air absent. Depuis quelques minutes, peut-être même seulement quelques secondes, qui lui avaient paru des heures, il rêvassait. Ou plutôt, il réfléchissait.
Aujourd'hui, nous étions vendredi. Cette sonnerie, c'était celle qui marquait la fin du dernier cours de la journée. Celle qui rimait avec liberté et week-end. Et ce week-end, c'était celui de Milo. Celui pendant lequel il allait voir Gabrielle, sa fille. Le lendemain, il allait la récupérer à la gare Montparnasse. Il appréhendait toujours ces week-ends. Pas qu'il ne voulait pas voir Gaby... Mais que pour le moment, il avait du mal avec la fibre paternelle. Disons que ce n'était pas évident pour lui; d'une, il avait appris l'existence de son bout de chou du jour au lendemain, et s'était vu attribué toutes les responsabilités qui vont avec. S'il avait sû, s'il avait suivi la grossesse, sûrement aurait-il pu se faire à l'idée, s'y préparer. Puis, de deux, ses "parents" étaient des gens quelque peu spéciaux qui lui avaient donné une éducation tout aussi originale. Or, il ne voulait pas leur ressembler. Mais il n'avait pas d'autre modèle de père à suivre pour s'occuper de sa propre fille. Depuis ces deux ans qu'il était père, il ne savait pas vraiment comme s'y prendre, comment faire. D'après lui, il n'était pas à la hauteur.
Toutes ces pensées avaient envahies sont esprit durant dix minutes. Le vacarme de la fin du cours le réveilla à moitié, mais ce fut la question d'un élève concernant les devoirs pour ce week-end qui lui fit enfin remettre les pieds sur terre.

- Hum... Non, pas de devoirs.

La salle se vida peu à peu. Une fois qu'il ne resta plus personne, excepté lui-même, il posa ses pieds sur le bureau afin de s'installer plus confortablement. Il se saisit du carnet de croquis dans l'un des tiroirs et d'un crayon, puis se servit de ses jambes comme appui pour griffonner quelques dessins. Rien de mémorable. Seulement, dessiner le détendait. Il posait ses pensées sur le papier et se vidait la tête ainsi. Il se sentait bien plus léger après.
Ce carnet, c'était celui dans lequel il griffonnait à la fin de chaque cours, dès qu'il avait quelques minutes de libre, et même pendant ses heures où les élèves étaient en examen. Milo avait toujours eu une profusion d'idées en masse; certaines étaient de passage, d'autres prenaient à peine le temps de s'installer, et les autres restaient jusqu'au moment où il pouvait les rendre réelles. Des costumes, des robes, des chemises, des jupes et des chapeaux à la Milo, voilà ce que contenait ce carnet. Tout ce qui lui passait par la tête sous forme de vêtements plus ou moins étranges ou chics, et qui allaient faire ses prochaines collections ou modèles à part. Avant de rentrer chez lui, il passera par sa boutique sur les Champs où il en déposera quelques uns à étudier. Oui, lui, il faisait fabriquer ses modèles à Paris; il faisait augmenter le chômage en Chine et les prix des habits. Mais ce n'était pas un problème. La ligne avait toujours fonctionné ainsi, et jamais cela ne lui causa du tort ou ne plomba les factures. Alors autant pouvoir se vanter d'un beau "made in France" sur l'étiquette. Après tout, c'était la France qui l'avait fait connaitre. Il devait beaucoup à ce pays.

Le Soleil se teinta peu à peu de l'or du crépuscule. En jetant un coup d'oeil par la fenêtre, Milo remarqua que l'heure avait tourné. Il était temps pour lui de quitter la faculté. Le jeune homme rangea ses affaires dans son sac -et mon Dieu ce qu'il détestait ce sac-, et ferma la salle à clé derrière lui.

La plus belle avenue de Paris s'étendait devant les yeux de Milo. Devant lui; l'arc de Triomphe. Un paysage quasi culte. Il sortait de la boutique où il avait déposé deux croquis, et après une interminable tournée de bises, il reprit son chemin vers son appartement.
Il préférait les maisons, largement. Mais une maison à Paris, ce n'était pas bien facile à trouver. Entre les ruines peu fiables et les quartiers ultra-snobs, il n'y avait rien pour lui correspondre. Rien près de l'Université, rien près de la boutique non plus. Alors voilà, un appartement grand luxe au dernier étage d'un immeuble près des Tuileries avec une vue incroyable. Traditionnels murs blancs et magnifiques moulures au plafond, parquet et une immense porte d'entrée avec heurtoir. A n'en même pas vouloir essayer de deviner le prix.

Milo sortit de l'ascenseur, sortit sa clé et ouvrit la porte. Le manteau atterrit sur un crochet au mur, le sac par terre et le carnet sur la table basse du salon. Les meubles étaient bien loin de l'Ikea. Et la décoration, d'un goût certain, ne sortait clairement pas d'Alinea. Milo passait ses dimanches seuls à arpenter des galeries de la butte Montmartre, et en général il revenait chez lui avec une commende à accrocher au mur. Une sorte de pêché mignon. Mais mieux valait ce genre d'excès qu'un autre, pensait-il.
Faisant un habituel tour du propriétaire, il écouta ses messages tout en passant dans la cuisine pour se servir un café, le courrier dans une main. Puis il s'installa dans le canapé, se disant que la journée était enfin terminée. Mais on sonna à la porte. Le jeune homme soupira, posa sa tasse sur la table et se leva difficilement. C'est bien plus crevant que ça en a l'air d'être prof. Passant devant le miroir de l'entrée, il en profita pour passer une main dans ses cheveux, histoire de s'arranger un minimum. Autant ne pas ouvrir en ayant l'air de revenir d'une journée exténuante. Milo avait toujours eu le sourire, et cela ne changeait pas avec le temps.

Sans regarder de qui il pouvait s'agir, il ouvrit. Il ne sut pas cacher sa surprise à la vue de Devon sur le pas de sa porte.

- Devon? fit-il bêtement.

Oui, bien sûr que c'était elle. Mais il avait du mal à croire qu'elle était venue le voir. Depuis une année qu'ils se revoyaient, pas une fois ils n'avaient eu de face à face. Jamais ils ne s'étaient parlés seul à seul. Ils s'évitaient plus ou moins. Et là, elle était devant lui.
Milo lui devina des yeux rougis et un maquillage récemment coulé, malgré un arrangement de dernière minute qui avait fait rougir ses joues. Rarement le jeune homme avait vu Devon pleurer. Peut-être même jamais. Il ne s'en souvenait pas bien. Mais à cet instant, il se sentit ému et bouleversé de la voir ainsi. Sans attendre plus longtemps, il ouvrit plus grand la porte et la fit entrer. Il l'accompagna jusqu'au salon où il prit ses affaires pour les poser plus loin, lui faisant signe de loin de s'assoir si elle le voulait.
Milo n'osait pas ouvrir la bouche. Il savait que la plupart des phrases qui franchiraient ses lèvres débuteraient par "pourquoi". Mais il s'efforça de calmer cet arrière goût de rancoeur dans ses pensées. Et finalement, il s'approcha d'elle en lui demandant;

- Est-ce que ça va?

A première vue, une question idiote. Si devon avait pleuré, elle n'allait forcément pas bien. Mais cette phrase ressemblait plus à un "veux-tu en parler" qu'une réelle question sur son état. Si elle lui disait qu'elle allait bien, il n'irait pas insister puisqu'il saurait que cela veut dire qu'elle ne souhaite pas le mettre dans la confidence de ses soucis personnels.

- Tu veux que je t'apporte quelque chose?

Voir Devon ici laissa un instant Milo perplexe. En réalité, il avait du mal à comprendre ce qu'elle venait faire là. A la vue de leur passé commun, il ne voyait pas pourquoi la jeune femme avait soudain décidé de venir le voir. Depuis un an que leurs chemins se croisaient ponctuellement, pourquoi serais-ce maintenant qu'elle viendrait lui parler, elle qui avait prit le soin de l'éviter, créer un pont pour traverser ce fossé qui les avait séparés toutes ces années écoulées depuis son départ. Mais pourquoi un tel fossé, pourquoi ce départ? Eux qui avaient été si heureux, comment tout cela avait-il pu changer si vite?
Aux retrouvailles du regard sombre de Milo avec celui de Devon, des souvenirs remontèrent à la surface, et des questions par centaines envahirent son esprit plongé dans l'incompréhension la plus totale. Ces souvenirs qu'il ne s'était jamais résigné à effacer, éternisés par quelques photographies qu'il gardait précieusement comme une dernière trace de cette idylle qui n'est plus.
Plus le temps passait, plus il lui semblait que les cendres de cette histoire étaient emportées par le souffle d'un vent glacial. Il en avait des frissons rien qu'à cette idée. Devoir oublier, tirer un trait définitif sur tout cela, c'était comme être père sur l'échelle de ses compétences; il en semblait incapable. Devon n'avait cessé d'occuper son coeur depuis ce jour où il avait croisé son regard bleu pour la première fois, comme à cet instant où il retrouva ces iris océan, non sans un réel plaisir.
Elle lui manquait, c'était certainement l'expression la plus juste pour traduire ce qu'il ressentait quand il la voyait passer de loin, les mots correspondants à ces pincements au coeur qui rendaient les sentiments qu'il gardait pour elle si douloureux.
Mais ce croisement de regards ne donna aucune réponse à sa question; qu'est ce que Devon faisait là?

Alors que la jeune femme déclinait sa proposition de lui apporter quelque chose à boire, Milo s'installa à côté d'elle. Pas trop près, et pourtant bien plus qu'avec n'importe qui d'autre. Car Devon, ce n'était pas "n'importe qui d'autre".
Tant bien que mal, Milo tenta de se faire compréhensif. Si elle avait eu un souci, comme elle le laissait entendre, elle était peut-être à la recherche de réconfort, d'une présence. Normalement, elle aurait dû se tourner vers ce cher Joshua, mais comme ce n'était pas le cas, le jeune homme pensa que le problème avait à voir avec l'actuel élu du coeur de Devon. Peut-être que...
Non, plus de suppositions. Malgré toutes ses hypothèses, Milo ne comprenait pas. Et Devon était là, installée dans le canapé, tandis qu'un lourd silence prit place peu à peu.
Milo passa une main sur sa nuque, ne sachant pas quoi faire, ni quoi dire. Tout ce qu'il voulait en ce moment, c'était des réponses, que l'on éclaire sa lanterne sur ces évènements si flous qui avaient pu causer la fuite de la jeune femme. Mais les yeux rougis de celle-ci lui disaient que cela n'était pas le moment opportun pour poser toutes ces questions demeurées sans réponses depuis ce mariage annulé si précipitamment.
Jamais il ne pensait à la vie qu'ils auraient maintenant si jamais tout c'était déroulé comme prévu. Cela faisait trop mal, et surtout remonter ce sentiment d'abandon dont il avait tant horreur.
Finalement, Milo prit une inspiration;

- Devon.. débuta-t-il.

Mais il n'eut le temps de rien dire. Il ne savait même pas ce qu'il allait dire en fait, et ne prononça pas un mot de plus. La jeune femme réunissait ses affaires et ses excuses, s'apprêtant à partir. Elle s'était levée et Milo demeura sur place quelques secondes, à se demander à quoi tout cela rimait; pourquoi était-elle venue si c'était pour mieux s'enfuir? Mais non, elle devait pas s'enfuir. pas encore une fois. La revoir partir, lui tourner le dos alors qu'elle était sur le point de franchir le seuil de la porte et lui échapper à nouveau, cela le fit réagir tout de suite. Et c'est immédiatement qu'il se leva pour l'en empêcher. Elle ne devait pas partir sans qu'il ai eu le temps de lui dire quelque chose.
Bondissant du canapé, il atterrit devant Devon plus rapidement que la lumière pour lui barrer la route, tenant la main qu'elle avait encore sur la poignée afin qu'elle n'aille pas plus loin.

- Tu es pardonnée, fit-il comme une réponse à ses excuses.

Avec douceur, il referma la porte alors que son regard insistant ne quittait pas celui de la jeune femme. Elle ne partira pas tant qu'il ne lui aura pas dit.

- Je ne t'en ai jamais voulu. Je n'ai jamais compris, mais pas un instant je ne t'en ai voulu.

Maintenant que cela était dit, Milo s'écarta légèrement de la porte et lâcha la main de Devon. Il s'en voulut d'avoir osé ce contact physique avec elle; retrouver la douceur de sa peau ne lui donna qu'une envie, celle de la prendre contre lui comme avant. Mais il ne le pouvait pas. Et ces pensées étaient le couteau qui remue dans la plaie; Devon avait Joshua maintenant, il ne pouvait rien faire à part respecter cela tant bien que mal. Mais surtout avec mal.
Milo ne savait pas s'il arriverai à se faire une raison un jour; la jeune femme avait tiré un trait sur leur histoire et en avait fait une partie du passé, de ces souvenirs sur lesquels il vaut mieux ne jamais revenir. Lui aussi devrait faire de même, cela lui éviterai bien de la peine. Mais comment tourner le dos aux battements de son coeur quand il l'apercevait, même furtivement? Comment faire comme si cette envie de la sentir près de lui, de l'embrasser comme s'ils n'avaient fait qu'une pause, n'existait pas? Il ne pouvait pas se dire "c'est fini", ou "je ne l'aime plus", et cela n'était pas qu'un cruel manque de volonté. Il ne pouvait pas se voiler la face à ce point.
C'est non sans un pincement au coeur que Milo libéra le passage à Devon. Elle était libre de partir désormais; cela faisait partie des choses contre lesquelles il ne pouvait rien.

Il ne pouvait rien contre son envie de partir, contre son choix d'être avec Josh, et le fait qu'elle l'avait oublié, mais encore moins contre l'amour qu'il lui portait encore.

Haïr Devon n'était jamais passé par la tête de Milo. Il était tellement noyé dans la confusion et l'incompréhension que pas une fois ses pensées ne furent emplies de colère vis à vis de la jeune femme. Il s'était souvent dit que cela devait être de sa faute. Il avait été trop vite, trop amoureux, trop passionné, et il lui avait laissé penser qu'il allait l'enfermer dans une prison dorée, il l'avait fait fuir par son attitude. Puis peu à peu, il oublia cette idée, bien qu'elle demeura au fond de son crâne. Il ne voulait pas s'en vouloir. A ce moment de sa vie, tout était parti de travers. Entre la mort d'un père, l'emprisonnement de l'autre et l'arrivée de sa fille, il n'avait pas voulu s'encombrer la tête avec des remords en lesquels il ne croyait plus. Depuis toujours, Milo vivait sa vie à cent à l'heure, et ce n'était que depuis l'an dernier qu'il s'était posé afin de ralentir le rythme pour Gabrielle. Pour lui offrir une vie comme il fallait, plus "normale" que ce que lui avait eu. Et son caractère en moteur de Ferrari, Devon le connaissait lorsqu'ils étaient ensemble. Alors, si elle avait accepté de l'épouser, c'était que cela n'était pas plus dérangeant que ça. De ce fait, Milo ne voyait pas où avait été sa faute. Jamais il n'avait voulu la brusquer, la forcer à faire quoi que ce soit. C'est pourquoi son incompréhension demeurait depuis ce jour où elle l'avait quitté avec un simple mot. Et depuis ce bout de papier, une foule de questions demeuraient en suspend.
Si Devon avait trouvé que tout allait trop vite, qu'elle voulait attendre avant de sauter de grand pas, pourquoi ne pas lui avoir dit avant? Milo s'était mit à croire que cela n'avait été qu'une excuse. Cruellement, il pensait que la jeune femme avait donné cela comme prétexte pour ne pas avoir à lui dire qu'elle ne ressentait plus rien pour lui, qu'elle voulait simplement le quitter. Et malgré le caractère désagréable que cette idée avait pour Milo, tout cela n'était qu'une supposition, et pas assez pour créer chez lui de la colère. Il était trop amoureux. Il ne voulait que comprendre.

Les réponses allaient encore attendre. Mais le jeune homme n'était plus à quelques jours près. Voilà des années qu'il demeurait patient, sans vraiment avoir le choix. Il n'allait pas persécuter Devon pour savoir la vérité. Quitte à ce qu'elle ne l'aime plus, autant ne pas se faire détester par elle. Et rester patient. Puisqu'elle semblait décidée à lui dire ce qui s'était passé pour provoquer sa fuite.
Le regard de Milo se baissa. L'année qu'il avait passé avec Devon était certainement la plus belle qu'il avait passé dans sa vie. En comparaison avec son enfance d'orphelin, son adolescence médiatisée et ces dernières années d'ombre, il n'y avait que ces moments avec Devon pour apporter du Soleil dans ce qu'il avait vécu jusque là. Et il aurait désiré que cela dure encore et encore, éternellement. Toute la vie. Après tout, ce n'était pas pour rien qu'il l'avait demandée en mariage. Jamais il n'avait eu la telle certitude de vouloir partager son existence avec quelqu'un, malgré les deux autres tentatives qu'il regrettait amèrement. Il avait mit bien des mois pour digérer la fin de ce bonheur, et aujourd'hui encore il ne pouvait tirer un trait dessus. Il avait cette pitoyable pensée, celle de vivre avec le fantôme de cet amour pour chasser la solitude qu'il ressentait depuis longtemps, pour ne pas dire toujours, au fond. Seul à l'orphelinat, avec Josh pour unique ami, seul durant toute sa vie, éloigné des autres par une barrière de journalistes. Ces cinq années où il s'était engagé à prendre de la distance avec ce monde pour lui et sa fille ne pouvaient pas lui faire du mal avait-il pensé au début. Mais il s'avérait qu'il était finalement entre deux chaises, et plus seul que jamais. Ce que la présence de Devon ici ne cessait de lui rappeler.
On pourrait dire que Milo avait sa fille, après tout. Gabrielle, son bout de chou de quatre ans. Mais il doutait tellement d'être à la hauteur des attentes que pouvaient avoir une petite fille de son âge face à son père qu'il en oubliait que l'amour qu'ils s'offraient l'un à l'autre était déjà une grande partie du travail de fait. L'esprit du jeune homme était tant et si bien envahit par des doutes ridicules et irraisonnés qu'il ne considérait même plus cela. Pour tenter de se donner un peu de courage, il se disait que si cette égocentrique de Liz arrivait à être mère, il pouvait aussi assurer son rôle.

A côté d'un cadre dans lequel se trouvait l'une des photographies de Gabrielle était collé un post-it avec ces quelques mots. En week-end, Milo était tellement lèvre-tard que le faire se déplacer pour midi était comme le faire se lever à quatre heures du matin. Le même mot était inscrit sur le réfrigérateur, à côté d'un dessin que la petite fille lui avait fait et d'une photo d'eux deux. Parce que même Milo avait le frigo typique du papa de la fillette de quatre ans. Néanmoins, tout ce qui la concernait devenait top-secret avec lui. Il n'en avait pas honte, il l'aimait autant que cela était possible, mais il la gardait quelque peu pour lui. Il n'aimait pas que trop de monde sache qu'elle existait, et les questions à son sujet le mettaient mal à l'aise. Tout bonnement parce que le plus souvent il était amené à expliquer pourquoi il ne connaissait sa propre fille que depuis deux ans, le regard que l'on posait sur lui le faisait se sentir le plus mauvais père au monde. Or, il s'accablait déjà bien assez comme ça de ce titre tout seul.
Alors, quand Devon s'approcha du petit cadre sur le côté, le coeur de Milo se serra. Si elle venait à faire des calculs sur l'âge approximatif de la fillette, elle comprendrait sûrement qu'elle était née avant leur relation. Et il ne lui aurait rien dit. Là encore, il devrait expliquer ce qui s'était passé, et risquer de ce faire mal voir et même blâmer par la jeune femme.

- C'est Gabrielle. Je la vois ce week-end, répondit-il.

Gaby, c'était deux immenses yeux bleus sous une frange de jais, quelques tâches de rousseur sur un teint pâle, et la seule raison pour laquelle Milo ne tentait rien pour se rapprocher de Devon. Avec ce bout de chou comme responsabilités, il se devait d'avoir les nerfs solides, même si ce n'était qu'un week-end sur deux. Certes, parfois, il se laissait aller et jouer au jeu de compétition de Joshua, de manière puérile. Mais d'après lui ce n'était que pour prouver à Devon qu'elle ne sortait pas avec ce qu'il appellerait "quelqu'un de bien". Après tout, c'était le plus souvent lui le premier à vouloir "jouer" et mettre le prix qu'était la jeune femme en jeu. Ne lui manquait-il pas cruellement de respect en la traitant comme un trophée face à Milo? Une sorte de broche en or que l'on arbore fièrement à sa veste devant ceux qui n'ont plus les moyens de s'en offrir une. Ni plus, ni moins. Il n'était plus fière d'elle parce qu'il l'aimait, mais parce qu'il pouvait se montrer avec devant le jeune homme. C'était ce que son attitude et ses mots emplis de sous-entendus et de piques laissaient penser à Milo. Et si Devon ne pouvait le voir, alors il jouait le jeu afin que cela soit encore plus évident, quitte même à passer lui aussi pour le genre d'homme n'étant pas taillé pour elle.

- Est-ce que tu aimes Joshua? finit-il par demander.

Ce n'était pas la parole du jaloux -quoi qu'un peu, autant l'avouer. Mais surtout celle de l'amoureux.
Il n'espérait plus vraiment voir Devon revenir vers lui. Elle ne l'aimait plus, cela semblait clair comme de l'eau de roche et lui brisait le coeur. Mais il voulait savoir cela. Allez savoir pourquoi, cela avait autant son importance que la raison pour laquelle elle l'avait quittée.
Son coeur sembla sauter un battement dans sa prise de vitesse. Il posait la question tout en redoutant la réponse, quelle qu'elle soit. Mais lui, il n'aimait qu'elle, et il devait savoir.

Les yeux rivés sur le cliché de Gabrielle, Milo ne se dit qu'une seule chose; il n'était pas fait pour être père. Ou plutôt, il n'était pas fait pour être un "bon" père. Trop égoïste, trop speed. Il ne savait pas faire avec un bagage. Alors, peut-être que, logiquement, il n'était pas fait pour avoir un couple stable, et encore moins se marier. Devon avait sûrement évité la déception avec lui. Gabrielle, quand à elle, n'avait décidément pas de chance avec ses deux parents. Il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre.
Le regard de Milo se baissa tandis que son corps basculait pour s'appuyer contre la porte de l'entrée, comme las d'être victime d'un si grand manque de confiance en lui depuis qu'il avait quitté ce milieu qui était sa vie depuis toujours. Il semblait s'être lui-même oté une identité pour devenir quelqu'un qu'il n'est pas, un professeur et un père, plus posé, plus calme. Tout cela pour sa fille, lui offrir la vie qu'elle méritait.
C'était indéniable, il aimait Gaby. Être avec elle était un vrai bonheur, et il adorait tant la voir lui sourire. Mais les conditions dans lesquelles elle était arrivée dans sa vie avait été un tel frein dans ses capacités à être à la hauteur qu'il se sentait comme face à une longue et haute pente qu'il devait grimper, mais qu'à chaque pas en avant, la pente grandissait et devenait impraticable. Lui qui était du genre à relever les défis, sachant qu'il n'y avait pas que lui en jeu, il prenait peur.
Ses bras se croisèrent. Son regard préféra s'occuper du vague plutôt que de Gabrielle ou de Devon. Songer à l'une ou à l'autre lui tiraillait l'esprit, et la journée avait été longue. Dans un murmure machinal, il répondit simplement;

- Elle a les yeux de sa mère...

Liz, la mère, était une belle femme. Milo se souvenait de ce regard bleu perçant et de sa chevelure auburn qui semblait rassembler absolument toutes les teintes naturelles possibles. Tantôt bruns, tantôt blonds ou roux. C'était un véritable fleuve de couleurs, vraiment magnifique. Mais il préférait ses yeux. Depuis toujours, Milo avait été attiré par les iris bleu océan. Il était assez content que sa fille ai un regard aussi beau, plein de vivacité et de curiosité, avec la lueur d'une grande intelligence pour son âge. En tout cas, elle l'était largement assez pour savoir par coeur comment faire faire tout ce qu'elle voulait à son père. Un battement de cils, et elle obtenait tout et n'importe quoi. Milo ne s'en rendait pas compte, mais il était un véritable papa gâteau certaines fois.

Finalement, le jeune homme avait posé cette question qui lui trottait dans la tête depuis l'année dernière, à chaque fois qu'il voyait Devon en compagnie de Joshua. Il se le demandait, si elle l'aimait vraiment. Si elle était vraiment tombée amoureuse de ce jeune homme qui avait auparavant tenté de lui pourrir la vie par jalousie, et qui continuait aujourd'hui en le narguant par la présence de Devon à ses côtés. Pourtant, ils avaient été tellement proches à une époque. Les meilleurs amis l'un de l'autre, son seul ami à l'orphelinat, et celui avec qui il pétait les plombs à l'adolescence. Ils avaient dû faire une bonne dizaine de garde-à-vous ensemble pour des conneries. Et malgré tout, ils avaient coupé les ponts. Leur amitié était devenue impossible, et ce n'est certainement pas aujourd'hui qu'elle reprendra. Milo détestait Joshua pour la seule raison que c'était désormais lui qui avait le coeur de Devon. Il n'arrivait pas à le concevoir, à le digérer. Alors il devait savoir si leur amour était vrai, sincère, sérieux. Si devon était vraiment tombée dans ses bras à lui, son "meilleur ennemi".
La réponse que lui fournit la jeune femme le fit se crisper. Il fuyait son regard en baissant la tête. Une once de colère le refroidit. Pas contre Devon, mais contre celui qui fut son ami, il y a de ça bien trop d'années pour pouvoir le prendre en compte. Il ressentit cette sensation d'abandon, d'étouffer, d'être oppressé par la solitude qui le prenait au cou et au coeur, serrant un peu plus fort à chaque fois qu'il voyait que la femme qu'il aimait lui filait entre les doigts.
Elle l'avait oublié, tiré un trait définitif sur lui. Elle ne l'aimait plus, voilà tout.
Ces phrases étaient criées, se répétaient en échos, s'éclataient contre les parois de son crâne et se démultipliaient jusqu'à devenir insupportables.
Milo déglutit avec difficulté, comme s'il tentait en vain de digérer cette situation qu'il trouvait si injuste. Mais rien à faire; un goût amer lui restait en travers de la gorge.

Impassible, le visage figé par une fausse indifférence qu'il arborait toujours afin de cacher ses véritables émotions, Milo se décolla de la porte et passa derrière Devon. Il retourna au salon où il trouva ce qu'il cherchait, soit un whisky au prix indescent et un verre dont il remplit d'un doigt. Il le porta à ses lèvres et n'en prit qu'une légère gorgée, comme si cela pouvait l'aider à faire passer sa rancoeur.
Ce n'était pas de la tristesse ou de la colère qui lui faisait serrer son verre aussi fort, mais une jalousie qu'il ne se connaissait pas. Il en eut un frisson.
Le verre en main, il retourna dans le couloir où se trouvait encore Devon. Il l'observa longuement, sans rien dire.

- J'espère qu'il en vaut le coup.

Cette phrase assassine franchit finalement ses lèvres avant qu'elles ne se retrouvent humidifiées par le whisky. Il n'y avait pas de véritable sens à ces paroles tant il y en avait. De la rancune, de la peine, de la jalousie, et tout un tas d'autres sentiments qu'il ne voulait pas ressentir mais qui étaient trahies par ces mots malgré lui.

- J'espère... Hm. Ouais. "Tu l'aimes".

Il passa une main sur son visage, puis son bras se leva lourdement en direction de la porte qu'il pointait du doigt. Il se mordit furtivement la lèvre avant que l'impassibilité ne redevienne maître de son expression. Son regard à la lueur triste se planta dans celui de Devon.

- Je veux que tu partes maintenant. Tu n'as rien à faire ici. Rien du tout.

En proie à tellement de jalousie et de peine, Milo préféra demander à Devon de partir. Ou plutôt, de le lui ordonner. Il ne voulait pas être vu si perdu entre tous ces sentiments. Il s'efforçait de rester impassible, mais ne savait que trop bien que cela ne saurait durer. Et puis, il était terriblement vrai que Devon n'avait rien à faire ici. Milo ne savait d'ailleurs toujours pas l'objet de sa vue, mais il n'y tenait plus. Il voulait seulement qu'elle parte. Pas qu'elle quitte sa vie, pas comme ça. Mais il ne voulait plus la voir pour aujourd'hui. Il ne pouvait plus, il avait mal.
Sa présence, si près et pourtant si loin de lui, devenait inssupportable. Son regard était inssoutenable. S'en était trop lui demander que de continuer à jouer le compréhensif que cela ne gêne pas alors que ce n'était pas le cas. Son coeur battait la chamade et son esprit s'embrouillait. Il avait besoin de ce verre de whisky pour tenter de vider quelque peu le surplus de pensées qui l'embrumait.
Le jeune homme était tellement occupé à mettre un nom sur ses émotions qu'il ne fit d'abord pas attention à ce que Devon lui dit. Ce n'est qu'une fois la jeune femme partie qu'il réalisa que le nom de Liz avait été prononcé. Mais que venait-elle faire dans cette histoire?
Cela faisait des années qu'il ne l'avait pas vue en dehors des tribunaux. On ne pouvait pas dire que Milo la haïssait, mais il la méprisait grandement pour ce manège, cette sorte de plan qu'elle avait monté. Un véritable piège. Elle avait gardé sa grossesse secrète afin d'être certaine que Milo n'allait pas lui demander d'y mettre fin, puis une fois qu'il était trop tard et que celui-ci était affaibli, elle l'avait trainé en justice pour obtenir une pension pour Gabrielle au montant assez élevé pour faire vivre une famille de six personnes pendant un an. Et cela, sans parler du fait qu'elle en profita pour se promouvoir auprès des tabloïds en déclarant avant même le principal concerné qui était le père. En même temps, elle se vengeait d'avoir été plaquée. Et elle gagnait la mise.
Mesquin était le mot qui définissait le mieux les actes de Liz. C'était à peine croyable de voir qu'il était possible d'être aussi calculatrice. Milo s'en était rendu compte lorsqu'ils étaient ensemble et avait rompu pour cette raison, ne pouvant rester avec une personne manipulatrice en laquelle il ne pouvait pas avoir confiance. Mais il ne savait pas qu'à ce moment là, c'était déjà trop tard.
Liz, c'était donc la femme que Milo ne voulait plus jamais voir, et avec qui il ne voulait pus jamais avoir à faire affaire. Alors le jeune homme ne comprit pas. Pourquoi Devon lui parlait tout à coup de Liz? Comment pouvait-elle savoir la vérité? Cette question trotta dans la tête déjà bien embrouillé de Milo qui la retournait dans tous les sens.

La frustration et l'énervement devinrent tels que son verre se brisa finalement dans sa main. Les morceaux tombèrent au sol, et par chance Milo n'eut un minuscule débris à retirer de sa peau comme seule blessure. Lançant un juron, il ne prit pourtant pas le temps de ramasser le reste du verre par terre. Il cherchait encore, maladivement, à comprendre. Il se mordait la lèvre de frustration, passait une main sur son visage pour se calmer tout en faisant les cent pas. Et, finalement, il ouvrit la porte pour voir si Devon, la seule à réellement pouvoir répondre à cette question qu'elle avait elle-même immiscé dans son esprit, était déjà partie.
A son grand soulagement, ce n'était pas le cas. Mais son coeur se fendit douloureusement lorsqu'il la vit, assise par terre, pleurant à chaudes larmes. Il resta là, sans bouger, sans savoir s'il devait aller vers elle alors qu'il y a un instant, il lui demandait de s'en aller.
Perdant sa clareté d'esprit à cette vision, il retourna dans son couloir, la porte à moitié ouverte. D'un coup d'oeil de temps en temps, il pouvait encore la voir. Et l'observer lui faisait toujours le même effet, ne lui donnait qu'une envie; s'excuser, la réconforter. Etait-ce vraiment sa faute si elle pleurait autant? Elle semblait tellement désemparée, désarmée. Tellement triste.
Mais pourquoi ne rejoignait-elle pas Joshua? Lui allait pouvoir la consoler sans gêne. Joshua! Elle l'aimait , non? Alors pourquoi ne courait-elle pas hors de cet immeuble pour le retrouver et se blottir dans ses bras? Lui dire des mots que Milo avait auparavant entendus, l'embrassait comme elle l'avait embrassé à l'époque...

L'incompréhension devint insupportable. Il lui semblait que sa tête allait exploser.
Bon Dieu, pourquoi tout devait être si compliqué?
Et cette jeune femme qui pleurait à quelques mètres à peine de chez lui...
Il s'en voulait tellement de lui avoir fait de la peine, d'être réapparu dans sa vie, de ne pas comprendre, d'être jaloux, et d'être si amoureux. Il s'en voulait tant que son agacement grandit avec sa colère. Et alors, il sortit de l'appartement et se dirigea d'un pas décidé vers Devon. La saisissant fortement par les épaules, il la fit se relever. Ses gestes étaient emprunts au paradoxe; son expression ressemblant à de la colère, sa poigne étant forte mais son attention vis à vis de Devon demeurant, lui faisant faire attention à ne pas être trop brusque.
Une fois remise debout, il lui sécha ses larmes du bout du pouce. La voir pleurer le mettait dans tous ses états. l ne pouvait pas voir ses joues sillonées par des pleurs qu'il aurai causés. Et une fois cela fait, Milo se permit, sans vraiment lui demander son avis, de la prendre dans ses bras. Quitte à se faire rejeter. Il s'en fichait.

- C'est de ta bouche que je veux la vérité.

Il la lâcha, tête basse.
A côté, le portes de l'ascenceur s'ouvrirent. Personne n'en sortit; il était vide, attendant Devon.

- Je n'ai jamais su t'oublier. Souvent, tu me manques, avouat-t-il alors qu'il attendait le départ de la jeune femme, devant elle, le regard fuyant.

You're so Fucked up.


Devon dans ses bras, Milo sentit son coeur s'emballer. Mais retrouver un court instant sa chaleur lui fit un bien fou. Elle lui avait tant manqué durant toutes ces années qu'il aurait été capable de payer pour pouvoir la prendre ainsi contre lui. N'importe quel prix. Même si cela devait être la dernière fois, qu'il devait se faire rejeter, voir même gifler, il s'en fichait. Il avait eu l'occasion de l'étreindre encore une fois, et cela eut l'effet immédiat de calmer ce tourbillon d'émotions dont il était victime depuis l'arrivée de la jeune femme chez lui. Son esprit n'avait pas balayé toutes ses pensées, mais le calme s'était installé et cela ne put que le soulager. Il retrouvait cette sensation qu'il avait toujours eu dans ces contacts avec Devon, une sorte de plénitude dont il avait bien besoin dans sa vie à cent à l'heure. Quand il doutait, que ses pensées bataillaient, il avait toujours retrouvé son calme auprès d'elle.
Sa colère évacuée, il se sentit bien mieux. Il se sentit même capable de lâcher Devon, ce qu'il fit. Il constata qu'elle n'avait pas réagi en mal à ce geste de sa part. A vrai dire, elle n'avait pas réagi tout court. C'était sûrement mieux ainsi. Mais ce qui étonna Milo, ce fut que la jeune femme n'entra pas dans l'ascenseur. Les portes se refermèrent alors qu'elle restait à côté de lui. Son regard demeurait fuyant. L'avoeu qu'il lui avait fait le mettait mal à l'aise. Il se sentait vulnérable désormais. Maintenant qu'elle savait que Milo ne l'avait jamais oublié, et donc que, quelque part, il avait encore des sentiments pour elle, il risquait de la voir en abuser. Pas qu'il la pensait être une femme de ce genre. Mais il est souvent bien tentant de faire faire ce que l'on veut à l'homme qui dit vous aimer en le prenant par les sentiments. Personne ne pourrai le nier sans mentir. Alors Milo prenait ce risque, celui de grandement baisser ses défenses face à Devon, mais il avait confiance en elle.
Le regard baissé, il ne voulait pas voir quelle réaction elle avait face à cet avoeu. Quelque part, il avait honte. Il se sentait trop sentimental, presque dépendant d'elle, ce qu'il détestait. Il était quelqu'un d'indépendant, que ce soit malgré son amour pour quelqu'un ou son rôle de père. Et puis, jamais il n'avait eu autant de mal pour oublier quelqu'un. Jamais il n'était resté accroché au fantôme d'une relation si longtemps et intensément. Mais il faut dire que jamais il n'avait aimé quelqu'un aussi passionnément -bien qu'il était quelqu'un d'excessivement passionnel, même dans les amourettes. C'était surtout à cause de ce trait de caractère qu'il avait autant de mal à tirer un trait sur cette année de bonheur qu'il avait eu avec Devon. Il s'attachait énormément et très vite. La jeune femme était un parfait exemple.

***

- Café, s'il vous plait.

Le jeune homme de l'autre côté du comptoir observa la client qui venait de prendre place. Un léger sourire étira ses lèvres. Il hocha la tête, signe qu'il s'occupait immédiatement de la commende, puis s'approcha d'un autre homme avant de lui murmurer quelques mots à l'oreille. L'autre barman eut un petit rire alors que le premier s'attela à ce fameux café. Alors qu'ils reprenaient la conversation que la jeune femme avait interrompue d'un bout à l'autre du bar, se lançant piques et taquineries de temps en temps. La demoiselle, quand à elle, n'y faisait pas attention. Tout du moins, elle n'écoutait pas ce qu'ils disaient et se contentait de les observer. De temps en temps, elle devinait qu'ils parlaient d'elle par le biais de subtils sous-entendus, et cela la faisait sourire. Quand cela arrivait, le second barman faisait signe à son collègue près de la machine à café, et celui-ci se tournait un peu vers elle afin de la voir. Il lui trouva un magnifique sourire et le fit remarquer. L'autre ajouta qu'elle avait des yeux bleus, pile comme cela était le genre du jeune homme. Cela le fit rire nerveusement. Mais cela était surtout bien vrai.
Le fameux café arriva sur le comptoir, face à la jeune femme. Ils continuèrent de discuter ensemble, le temps qu'elle boive. Ils ne discutaient pas vraiment, c'était un peu plus que cela. Autant dire que cela ressemblait à du flirt. La café terminé, la conversation devint un peu plus sérieuse. Ils se mirent à parler un peu d'eux. La demoiselle captivait le barman qui ne la quittait pas des yeux, sous le charme.

- Je ne vous aurai pas déjà vu quelque part? demanda-t-elle en le dévisageant légèrement.
- Peut-être bien. Le monde est petit.

Il lui sourit. Elle aussi. Après un court silence, la jeune femme sortit son porte-monnaie de son sac à main.

- Combien est-ce que je vous dois?
- Absolument rien.
- Vous êtes sûr? Vous risquez des ennuis si vous offrez la conso à tous les clients.
- Aucune chance, je ne travaille pas ici, fit-il en arborant un large sourire.

Ils échangèrent un regard; malicieux pour lui, gênée pour elle, puis se mirent à rire. Oui, elle s'était bien faite avoir.

- Au fait, moi c'est Milo, dit-il en lui tendant une main au dessus du comptoir.
- Devon.

***

Voilà comment tout avait commencé. Le début de la plus belle année que Milo ai vécu. Une rencontre banale, plus ou moins, qui aurai rarement connu la suite qu'ils lui donnèrent. Mais ce jour là, dans ce bar de Californie, on pouvait déjà deviner à la petite étincelle qui illuminait son regard sombre qu'il s'était attaché à la jeune femme qu'il connaissait à peine. Il s'y attacha un peu plus chaque jour passé près d'elle, chaque étreinte, chaque baiser traduisait l'évidence certaine; il en était devenu complètement fou amoureux. Jusqu'à ne plus vouloir s'en défaire. Jusqu'à la demander en mariage.

***

- Un appel pour toi.
- C'est qui?
- Liz. Elle dit que c'est urgent.
- Hm... Passes la moi...

Il saisit le combiné, l'air las et contrarié. Liz était la dernière personne qu'il voulait entendre aujourd'hui.

- Je suppose que c'est pas pour me féliciter que t'appelles.
- Fais pas ça, Milo. Elle n'est pas faite pour toi. Tu en peux pas faire ça.
- Je vais me gêner, tiens.
- Tu le regretteras. Annules ce mariage. J'ai les moyens de te le faire regret...
*bip*

Devant le miroir, Milo raccrocha. Il rendit le téléphone à son ami qui le rangea. Il le laissa ensuite une dernière fois arranger son col et vérifier ses épaules. Il était plus tendu que jamais. Mais aussi terriblement curieux; il ne savait pas à quoi ressemblait sa chère et tendre en ce grand jour. Jour J, comme on pourrait le dire. Une centaine de personnes dans la salle à côté s'installaient. On priait pour lui que la troisième était la bonne, on espérait pour eux deux qu'ils avaient enfin trouvé la bonne personne, le bonheur.
Une femme entra dans la petite pièce dans laquelle Milo se préparait. C'était à lui désormais, il devrait prendre place à l'autel. Avec un petit rire, on lui ordonna de se détendre. Mais pas moyen, c'était à peine s'il respirait. Il réussit malgré tout à prendre une inspiration et entra dans la grande salle bondée. Il salua quelques personnes, puis attendit.
Ce ne fut pas Devon qui franchit la porte du fond, mais une jeune femme que Milo ne connaissait pas. L'air désolée, les yeux baissés, elle lui tendit un morceau de papier. Le coeur en lambeaux, il savait déjà ce qu'il allait lire, mais laissa ses yeux glisser sur l'encre noire des quelques mots griffonnés.
Le jeune homme quitta la salle sans un mot, rentra chez lui sans donner d'explications -bien qu'il n'en avait pas besoin- et s'enferma. Il ne ressortit qu'une semaine plus tard pour se rendre à Paris, à l'enterrement de son père.

***

Milo ne vit jamais à quoi Devon ressemblait dans sa robe de mariée, et jamais il ne comprit pourquoi elle était partie ainsi. Il était incapable de dire ce qui le contrariait le plus entre ces deux choses. Mais il désirait avant tout la vérité. Il y avait droit après tout, non?
Devon se décida donc à tout lui expliquer, et le fleuve de mots qui franchit ses lèvres laissa Milo sans voix. Jamais il ne se serait douté que c'était ainsi que les évènements s'étaient réellement déroulés. Et tout se reconstruit dans son esprit, et comme si la pièce manquante du puzzle était mise à sa place, le tableau devint clair et complet.

- Pour rien, murmura-t-il en posant son front contre le mur, tu es partie pour rien...

Voilà quelles étaient les armes de Liz, les moyens qu'elle avait de l'empêcher de se marier, ce qu'elle lui avait dit au téléphone ce jour là. Il avait refusé de l'écouter, et alors elle s'était tournée vers Devon. Si Milo avait eu à choisir à la place de la jeune femme, il n'aurai pas cédé. Il aurai assumé et aurai tout fait pour protéger son univers. Comme toujours, il aurai foncé tête baissée sans vraiment réfléchir à l'après. Il aurai sûrement fait une erreur. Mais qu'importe l'option choisie, aucune n'était la bonne. Ils tiraient un trait sur leur bonheur dans les deux cas.
Mais ce qui écoeurait Milo, ce qui le mettait hors de lui à cet instant, c'était que Liz n'avait pas tenu parole. Car malgré la fuite de Devon, le scandale à propos de Gabrielle avait éclaté quelques semaines plus tard. Alors Devon avait quitté Milo pour rien. Et tout cela était un tel gâchis que le jeune homme en garda la gorge nouée.

- Liz a quand même tout dévoilé au sujet de Gabrielle à la presse. Elle s'est servie d'elle pour se faire de la publicité, et à profité de la médiatisation pour demander de l'argent.

Son poing se serra, la colère refaisant surface. Il avait perdu Devon pour rien, et cela lui retournait l'estomac. Il aurai voulu que tout cela ne soit qu'un cauchemar et espérait se réveiller d'ici quelques secondes dans son lit, sa future épouse près de lui.

- Quel gâchis...